Comment éviter les mauvaises décisions dans les conseils d’administration ? | Articles

Les biais cognitifs conduisent à de mauvaises décisions et il existe des moyens de les éviter. Dans un nouveau livre, Sunstein, Kahneman et Sibony [1] mettent en évidence une des composantes de l’erreur de jugement humain : le « bruit », et examinent comment réduire son impact. Je présente ici trois de leurs propositions pour améliorer le processus décisionnel, tout en les complétant par mes propres exemples et réflexions. Dans les trois techniques proposés, l’accent est mis sur le processus décisionnel, ce qui réduit le « bruit » entourant les jugements humains. C’est également l’approche adoptée par la business judgment rule, le standard comportemental utilisé par les juges en Suisse pour évaluer la responsabilité individuelle des membres du conseil. Lorsque la ou le juge examine ex-post une décision commerciale du conseil d’administration, il s’assure que la décision a été prise dans le cadre d’un processus décisionnel irréprochable, que ce processus est exempt de conflits d’intérêts et que la décision est fondée sur des informations appropriées.

Mais pourquoi les auteurs enquêtent-ils sur le « bruit » entourant les décisions ?  « Dès qu’il y a jugement, il y a bruit » disent les auteurs. Expliqué simplement, le « bruit » est une variabilité non désirée des jugements humains pour des décisions qui devraient, en principe, être identiques ou similaires. Le « bruit » est présent dans les décisions prises par les tribunaux, les assurances, les médecins et même dans les décisions scientifiques telles que l’analyse des empreintes digitales ou de l’ADN ; il est également présent dans les décisions uniques et dans celles prises par un groupe de personnes. Dans ce dernier cas, les groupes amplifient même le « bruit ». Un organe collégial ne corrige pas nécessairement les erreurs ; pire, il peut les renforcer et les rendre plus graves. De quoi faire réfléchir les conseils d’administration.

L’amplification du « bruit » et des erreurs dans les entités collégiales s’explique par les phénomènes de cascade et de polarisation. Les jeux d’influence au sein du conseil, qu’il s’agisse de pression informationnelle ou sociale, sont un phénomène bien connu. La dynamique et la culture qui prévalent dans le conseil d’administration ont un impact sur sa gouvernance [2]. La décision dépendra de la manière dont les informations sont présentées aux membres du conseil, de qui parle en premier et avec quels arguments, de la manière dont les autres membres du conseil renforcent l’effet de cascade et amplifient l’erreur en s’ajoutant au consensus, et ainsi de suite. Cela peut conduire le conseil à prendre de mauvaises décisions commerciales avec un haut degré de confiance. Ce type d’influence sociale pendant les délibérations du conseil a un autre effet pervers inquiétant : une plus grande confiance et un plus grand consensus pendant les délibérations conduisent à un plus grand extrémisme et à des erreurs plus graves, ce que les auteurs appellent la polarisation ou l’amplification du bruit. En d’autres termes, les délibérations sous jeux d’influences ou d’apathie peuvent accroître le « bruit » et amener les conseils à adopter des points de vue extrêmes et polarisés.

Tout cela est intéressant, mais les conseils d’administration vont et doivent délibérer. Que peuvent donc faire ces conseils pour réduire le « bruit » et les erreurs lors de leur prise de décision ? Les trois remèdes proposés par les auteurs – que je résume simplement par disséquer, garantir l’indépendance de jugement et prendre le temps ou retarder le jugement – me semblent très pertinents concernant les décisions commerciales complexes. Je pense ici à de nouveaux investissements ou acquisitions, à l’entrée ou la sortie d’un marché, d’une activité ou d’un pays, à la gestion de la chaîne d’approvisionnement, à la stratégie de distribution ou de numérisation.

Disséquer : décomposer un jugement complexe en petites décisions distinctes. Structurer la discussion en éléments distincts permet d’évaluer séparément les faits liés aux divers aspects concernés. Qu’est-ce que cela signifie pour les conseils d’administration ? Pour une décision d’investissement par exemple, cela signifierait que les finances de l’entreprise cible seront évaluées séparément de la capacité financière de sa propre entreprise, et que les risques culturels, stratégiques et politiques donneront lieu à une évaluation distincte fondée sur des informations pertinentes. L’ordre du jour et les documents de travail structureraient la discussion en conséquence et désigneraient un ou plusieurs membres du conseil pour évaluer chaque aspect indépendamment. Cela évite ainsi qu’une décision soit prise sur la base d’impressions générales, de la confiance, de l’enthousiasme, de l’agenda du PDG ou d’un petit groupe de membres du conseil. À l’inverse, cela permet d’examiner tous les aspects et tous les risques impliqués en fonction de leurs mérites propres.

Garantir l’autonomie de jugement : obtenir des jugements indépendants de chaque membre, puis agréger les résultats et les comparer avec le résultat après délibération. Cette proposition vise à réduire à la fois l’effet de cascade et l’effet de polarisation (ou d’amplification), en s’assurant que chaque membre du conseil exprime une décision individuelle de manière indépendante, sans être influencé par les avis des autres membres. Ce faisant la discussion ne sera pas influencée ou dominée par un ou quelques membres, ou par le PDG. Dans mon exemple d’investissement, les membres du conseil d’administration désignés pour évaluer différents aspects de l’investissement, peuvent rendre leurs conclusions par écrit avant la réunion du conseil d’administration et sans en discuter entre eux. Chaque membre prend ainsi une décision préliminaire de son côté, la note et, si possible, la communique aux autres avant la délibération. Une première évaluation du prix d’acquisition, par exemple, serait basée sur la moyenne des décisions individuelles. Cette proposition peut être difficile à mettre en œuvre pour chaque décision, mais elle vaut la peine d’être appliquée une fois à titre de test. Alternativement, chaque membre du conseil d’administration pourrait l’appliquer individuellement pour voir dans quelle mesure ses décisions sont influencées par les autres.

Prendre le temps : retarder la prise de décision de manière à résister aux intuitions. L’intuition renforce la confiance et risque d’écarter les informations qui vont à son encontre. L’intuition n’est pas mauvaise, mais elle ne doit pas influencer trop tôt l’évaluation des faits et la prise de décision. C’est pour cela que les faits, les preuves et l’examen minutieux de tous les aspects des investissements ou des acquisitions doivent être considérés séparément et indépendamment de l’intuition initiale. En d’autres termes, l’impact de l’intuition doit être retardé afin que la décision soit prise après une évaluation minutieuse de tous les aspects. Si cette décision finale correspond à l’intuition initiale, tant mieux. Mais l’intuition ne doit pas se substituer à un examen minutieux des faits et des informations.

Toutes ces propositions visent à examiner séparément les différents aspects d’une opération commerciale, garantir l’indépendance de jugement et donner une voix égale aux considérations émanant de chaque membre du conseil. Pour des raisons de bonne gouvernance et de preuve, il est judicieux que les membres du conseil documentent l’approche adoptée, la structure et les informations prises en compte dans les documents accompagnant la prise de décision, dans l’ordre du jour et dans le procès-verbal. Car, comme on dit, les paroles s’envolent, les écrits restent. A la lumière de la business judgment rule, ces techniques servent donc non seulement à réduire le « bruit » et éviter les mauvaises décisions, mais aussi à protéger les membres du conseil d’administration contre les actions en responsabilité.

[1] Cass R. Sunstein, Daniel Kahneman, Olivier Sibony, Noise. Pourquoi nous faisons des erreurs de jugement et comment les éviter, Odile Jacob 2021.

[2] Voir Didier Cossin, High Performance Boards: Improving and Energizing your Governance, Wiley 2020.

Disponible également sur le site du Cercle Suisse des Administratrices : lien vers l’article.

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